Mensonge et vérité en Crète

Autour d'un paradoxe attribué à Epiménide...

Epiménide , un orateur crétois, aurait dit : "Tous les Crétois sont des menteurs".

Cette phrase, banale syntaxiquement, très simple en apparence, une affirmation comme tant d'autres, se situe pourtant à la limite de l'auto-référence dans la mesure où la phrase implique une certaine circularité dans son énoncé et sa compréhension, présente un paradoxe intrinsèque et à certains égards devient mécaniquement insoluble, définition même d'une aporie ou d'un paradoxe. Celui-ci reste sans réponse, et de nombreux commentaires, presque ancestraux, ont donné lieu à des questionnements enrichissants et des clefs de lecture tout aussi complexes que l'énoncé original. Cette phrase est un bel exemple de ce que peut produire, avec les mots, l'imagination humaine, et à toute sa place dans ce site dédié aux littérature cachées, secrètes, à structures complexes. Aporie car la résolution est circulaire, sans réelle issue.

Euclide, un philosophe grec du IVe avant notre ère l'aurait imaginé, mais reprenons au début.

Un crétois dit que tous les crétois sont des menteurs, tous. Etant crétois lui-même, il doit inévitablement mentir puisque son énoncé, s'il est vrai (il énonce une vérité), affirme que les crétois sont des menteurs. Donc il dit ce qu'il est, que les crétois sont des menteurs. Mais en fait, il ne peut dire vrai, il ne peut dire que tous les crétois sont des menteurs car il est un menteur étant crétois. Il dirait la vérité, que tous les crétois sont des menteurs, y compris lui ? Cela va contre l'assertation originale, dont on ne sait si finalement elle est vraie ou fausse, mais elle est a priori vraie puisqu'énoncée telle quelle. Ainsi l'énoncé n'étant pas vrai (l'énoncé est un mensonge car édicté par un crétois censé être un menteur), cela reviendrait à lire "tous les crétois disent la vérité". "Tous" induit qu'il n'y a pas de principe, a priori, d'exclusion à celui qui dit la chose. En induisant que "tous les crétois disent la vérité", cette assertion vient en opposition formelle avec la première. Donc Epiménide ment en disant que tous les crétois sont des menteurs. S'il a menti, il ne peut sous-entendre que les crétois disent la vérité, puisqu'il a menti. S'il a ainsi menti, sa phrase initiale est vraie car tous les crétois sont des menteurs. Mais, cela est impossible, car un menteur ne peut dire vrai. Et ainsi de suite. C'est le principe du paradoxe et ici de la circularité de cette phrase également auto-référente.


Sur cette phrase d'Epiménide, cette antinomie, il faut ici apposer une perspective décalée sur le cheminement intellectuel des explications et commentaires qui sont linéaires et parfois conditionnels (si...), alors qu'il devrait y avoir une solution ou du moins une lecture immédiate, naturelle et instantanée. Il faudrait également pour s'en sortirdistinguer la phrase elle-même de celui qui l'énonce, et envisager s'il y a ou non un principe d'exclusion de la chose dite à celui de la chose énoncée... quoique la phrase seule n'est pas de sens suffisant si elle n'est pas liée au contenu de l'assertion.

Koyré (1892-1964), philosophe français, a montré que la version crétoise du menteur se résout "facilement" si on prend en compte conjointement le sens du jugement prononcé par Épiménide et le fait que c’est lui qui le prononce, mais aussi en disant que certains verbes ne se congugent pas à la première personne, comme je dors, je meurs, je me tais, je suis absent. Koyré extrapole en disant que "je mens" procède de la même d'affirmation impossible à dire, ou "à vivre" (Alexandre Koyré, Épiménide le menteur, 1947, 'Ensemble et catégorie', texte de 34 pages sur les paradoxes, Epiménide, Richard, Berry, barbier, ensembles). A LIRE ICI le texte de Koyré sur cette partie concernée aux Crétois.


L'approche logique de Bertrand Russell est différente du contexte sémantique présenté précédemment. Sa théorie ramifiée des types : sans entrer dans des détails d'une théorie assez complexe, il faut distinguer, pour chaque type, différents ordres, ou niveaux, de propositions, et donc de vérité : les propositions sont d'ordre 1, les propositions portant sur les propositions d'ordre 1 sont d'ordre 2, etc. Russell peut alors proposer une solution aux paradoxes comme celui du Menteur. La proposition  'Je mens'  veut dire  'Tout ce que j'affirme est faux', proposition qui condense les propositions  'J'affirme une proposition fausse d'ordre 1' , 'J'affirme une proposition fausse d'ordre 2',etc., qui sont respectivement d'ordres 2, 3, etc. Comme aucune proposition d'ordre 1 n'est affirmée, la première proposition est fausse. Comme elle est d'ordre 2, la seconde proposition est vraie, et ainsi de suite. Comme on a affaire à des propositions, qui sont vraies ou fausses selon leur ordre, la contradiction disparait.

Voici le paradoxe de Russell en complément :

L'ensemble des ensembles n'appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? Si on répond oui, alors, comme par définition, les membres de cet ensemble n'appartiennent pas à eux-mêmes, il n'appartient pas à lui-même : contradiction. Mais si on répond non, alors, il a la propriété requise pour appartenir à lui-même : contradiction de nouveau. On a donc une contradiction dans les deux cas, ce qui rend l'existence d'un tel ensemble paradoxale.

Ou bien : on considère le catalogue de tous les catalogues qui ne se mentionnent pas eux-mêmes. Il s'ensuit la question suivante : ce catalogue se mentionne-t-il lui-même ? S'il se mentionne lui-même, alors il ne fait pas partie de ce catalogue et ne se mentionne donc pas lui-même ; et s'il ne se mentionne pas lui-même, alors il fait partie du catalogue et se mentionne donc lui-même. Dans les deux cas, on se trouve en présence d'une contradiction.

Pour résoudre ces paradoxes, il faut, comme l'a suggéré Russell au début du XXe siècle, exclure qu'une classe soit membre d'elle-même. C'est-à-dire qu'on peut par exemple créer la classe des chiens, mais la classe des chiens n'est pas elle-même un chien. Si le chien noir de mon voisin aboie sans arrêt et mord le facteur, je ne peux pas en dire autant de la classe des chiens. Autrement dit, la classe des éléments ainsi formée est d'un type logique différent de celui des éléments proprement dit. On comprend bien que le mot chien n'est pas un chien et le mot rouge n'est pas rouge. Le mot qui décrit une chose n'est pas cette chose. Confondre les deux reviendrait, dans un restaurant, à manger la carte du menu au lieu du menu lui-même !

Autre variante : le problème du "barbier qui rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes" (et seulement ceux-là). La question qui s'ensuit est la suivante : ce barbier se rase-t-il lui-même ? Si oui, il appartient à la classe des hommes qui se rasent eux-mêmes et par conséquent, il ne se rase pas lui même. Si non, il appartient alors à la classe des hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes et par conséquent, il se rase lui-même. le barbier pour le dire autrement est une situation embarassante : de ne pouvoir ni se raser (puisqu'il ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes, ni ne pas se raser (puisqu'il rase tout ceux qui eux-mêmes ne se rasent pas).
Ainsi, que l'on considère l'une ou l'autre des hypothèses, il s'ensuit une contradiction. Il faut exclure du raisonnement des situations comme le barbier est une femme, ou la présence ou absence d'obligation de se raser, ...
Alexandre Koyré note "Or, dans un certain sens, le barbier en tant que barbier n'est pas identique au barbier en tant qu'homme. Les confondre, c'est encore une fois confondre le 'dictum simpliciter' avec le 'dictum secudum quid') (*) . Il s'ensuit que le barbier en tant qu'homme, peut bien, soit se raser lui-même, soit se faire raser par le "barbier". Quant au barbier, en tant que barbier, tel qu'il a été défini, il ne peut être rasé ni par lui-même ni, par un autre que lui ; il est, si l'on peut dire, inrasable ".
(*) De la déclaration non qualifiée à l'énoncé qualifié. Allégation (présumée) d'argumenter d'un général à un cas particulier, sans reconnaître les facteurs qualificatifs ; désigne le fait de considérer des qualités hors de leur contexte.
Koyré continue : "Une question se pose maintenant : comment se fait-il que de simples sophismes qui n'auraient pas embarassé un instant un disciple d'Aristote ou un étudiant de la Faculté des Arts de l'Université de Paris, aient pu être pris au sérieux par des esprits aussi éminents que Russell, Frege, etc. ? La réponse ne nous parait pas douteuse. La cause de cet aveuglement curieux git dans le formalisme du raisonnement logistique et avant tout, dans l'interprétation du 'jugement en extension'. C'est cette interprétation là qui transforme, en effet, une plaisanterie grecque en une antinomie moderne". Nous notons que le jugement en extension privilégie la diversité des éléments, alors que le jugement en intention insiste davantage sur la dimension unifiante de la catégorie concernée.

Vous découvrirez ici une compilation de divers commentaires sur ce paradoxe ICI , de Koyré, Alain de Libera, Béatrice Godart-Wendling, Tarksi...