Milorad Pavic

Dictionnaire Khazar et autres textes

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Dictionnaire Khazar : Ce dictionnaire ou "roman-lexique" en 100 000 mots présente une façon assez originale de lire un livre, puisque de n'importe quel endroit qu'on le lise, le livre garde son sens et on en comprend ce s'est dit. L'écrivain (Milorad Pavic) a écrit la vie du peuple Khazar à travers le prisme des trois religions du livre (chrétienne, islamique et hébraïque), non pas sous forme strictement narrative, mais par l'agencement des principaux mots-clés définissant ce peuple.  

La particularité du Dictionnaire Khazar réside dans la forme bien sûr (un roman lexique) mais surtout dans une subtilité que nous dévoile en fin de livre l'auteur : il existe deux exemplaires de ce même livre : un exemplaire dit "féminin" et un exemplaire dit "masculin". La seule différence entre les deux exemplaires ne consiste qu'en un seul petit paragraphe d'une vingtaine de lignes page 219 (de l'un et l'autre ouvrage).

Les deux paragraphes rapprochés l'un de l'autre laisse à à ce jour le mystère entier. C'est ainsi qu'il existe deux livres de 255 pages chacun, ayant strictement le même contenu sauf pour chacun d'eux vingt lignes mystérieuses ! Mystérieuses non pas leur lecture indépendante, mais celle croisée, comparée, et dans le contexte global du livre.   Milorad Pavic écrit en final une remarque : "Là un jeune homme l'attendra [une fille]. Comme elle, il a ressenti la solitude en gaspillant son temps à lire le même livre [qu'elle]. Qu'ils s'assoient ensemble devant une tasse de café, et qu'ils comparent les exemplaires masculin et féminin de leur livre. Ils sont différents. Lorsqu'ils compareront le bref passage de la dernière lettre du Docteur Dorothéa Schultz imprimé en italique dans l'un et l'autre exemplaire, le livre formera pour eux un tout, comme un jeu de dominos, et ils n'auront plus besoin de lui...".  

Les passages concernés (de début) ; exemplaire masculin : "J'aurais pu faire feu à ce moment là. L'occasion ne pouvait pas être plus propice - dans le jardin il n'y avait qu'un seul témoin - et c'était un enfant. Mais tout se passa autrement. Je tendis la main et saisis ces pages bouleversantes, que je t'envoie aussi par ce courrier..." .   Exemplaire féminin : "Quand il me donna le rouleau de feuilles, son pouce effleura le mien, et je frémis à ce contact. J'eus le sentiment que nos passés et nos avenirs se trouvaient dans nos doigts et qu'ils s'étaient rencontrés. C'est pourquoi, lorsque je me mis à parcourir le texte, en quelques instants je perdais le fil de ma lecture, le mêlant avec mes sentiments".  

Il faudrait peut-être également recherché l'énigme dans un second livre dont Milorad Pavic est l'auteur :  "L'envers du vent" qui se compose d'un livre avec deux histoires : la première se lit en prenant le livre "normalement" et la seconde en renversant le livre et en le prenant à l'envers. L'histoire est celle légendaire de Hero et l'autre celle de Léandre, deux amoureux dont les destins se rencontreront... au milieu du livre.

Sur Milorad Pavic : https://serbica.u-bordeaux-montaigne.fr/index.php/revues/458-interview-milorad-pavi-qil-est-necessaire-que-nous-revionsq-1988


"Paysage peint avec du thé" s’appuie sur une grille de mots croisés. Ce livre est composé de deux parties. La première est assez classique dans sa forme ; la seconde en revanche innove. Intitulée "roman pour amateurs de mots croisés", elle se divise en quatre chapitres horizontaux eux-mêmes fractionnés en six séries verticales. L'auteur précise : "celui qui lira ce roman verticalement suivra la destinée des héros et celui qui optera pour les séries horizontales suivra avant tout l'intrigue du récit mais sans son dénouement car les solutions de mots croisés ne sont jamais incluses dans les mots croisés mais sont donnés comme on le sait dans le numéro suivant" .M. Pavic n'oblige pas son acteur attendre le roman suivant pour découvrir la solution mais ajoute le lecteur n’a qu’à la chercher à la fin du livre car le dénouement de ce roman se trouve dans l'index.

"Dernier amour à Constantinople" : sous-titré «Manuel des Tarots», il est constitué de 22 chapitres, numérotés de 0 à 21 comme les arcanes majeurs du tarot dont ils portent les noms.

"L’envers du vent", qui relate la légende de Héro et Léandre, est réversible : chaque côté raconte l’histoire du point de vue d’un des deux personnages. Milorad Pavic reste encore ici fidèle à sa conception de textes réversibles

Bibliographie sommaire :

Dictionnaire Khazar (exemplaire masculin ou féminin), éditions Belfond
Paysage peint avec du thé, Ed. Belfond
L'envers du vent, éditions Belfond

Extrait du Dictionnaire Khazar :

...Mokadasa Al Safer : le meilleur des lecteurs et chasseurs de rêves. Selon la légende, il aurait élaboré la partie masculine de l'encyclopédie khazare, alors que la partie féminine serait l'oeuvre de la princesse Ateh. Al Safer ne destinait pas son encyclopédie, ou dictionnaire, à ses contemporains et descendants, mais il l'avait composée dans la vieille langue khazare du Ve siècle, qu'aucuns d'eux ne comprenait. Il l'avait écrite exclusivement pour ses ancêtres, ceux qui avait rêvé autrefois leur propre parcelle du corps de l'Adam Kadmon, parcelle qui ne sera jamais plus rêvée.

...Histoire de l'Adam Ruhani : Si on rassemblait tous les rêves humains, on obtiendrait un homme gigantesque, de la taille d'un continent....

...Le sel et le rêve : les lettres de l'alphabet khazar portent des noms de mets salés, et les chiffres portent ceux des différentes sortes de sel, car les khazars en distinguent sept...

Long texte de Milorad Pavic sur ces livres :


Borges était impatient de voir les visages de ses cent premiers lecteurs. Mon impatience est différente. Sommes-nous tous face au défi de voir les visages des cent derniers lecteurs, ou, pour être moins pathétiques, les visages des cent derniers lecteurs du roman ? En réponse à cela, demandons-nous quand et où, dans quelle partie du texte, la lecture d'un roman commence-t-elle et quand et où se termine-t-elle ? Comment le début et la fin d'un roman, le début et la fin de la lecture, sont-ils conditionnés par ce que Jasmina Mihajlovic appelle : la lecture et le sexe ? Le roman doit-il avoir une fin ? Et en fait, quelle est la fin d'un roman, d'une œuvre littéraire ? Et n'y en a-t-il inévitablement qu'une ? Combien de fins un roman ou une pièce de théâtre peuvent-ils avoir ? À ces questions, j'ai trouvé quelques réponses en écrivant mes livres. Il y a longtemps, j'ai compris que les arts sont "réversibles" et "non réversibles". Certains arts permettent au destinataire d'aborder l'œuvre sous différents angles, voire de la contourner pour mieux la voir, changeant de point de vue, de perspective et de direction selon ses préférences, comme c'est le cas pour l'architecture, la sculpture ou la peinture, qui sont réversibles. D'autres arts non réversibles, comme la musique et la littérature, ressemblent à des routes à sens unique où tout se déplace du début à la fin, de la naissance à la mort. J'ai toujours souhaité faire de la littérature, qui est un art non réversible, un art réversible. C'est pourquoi mes romans n'ont ni début ni fin au sens classique du terme. Par exemple, le Dictionnaire des Khazars est "un roman-lexique de 100 000 mots", et selon l'alphabet de différentes langues, le roman se termine différemment.
La version originale du Dictionnaire des Khazars, imprimée en alphabet cyrillique, se termine par une citation latine : "sed venit ut illa impleam et confirmem (mais il est venu pour que je les accomplisse et les confirme.), Mattheus". Mon roman en traduction grecque se termine par la phrase : "J'ai immédiatement remarqué que j'avais trois peurs en moi, et non une". Les versions anglaise, juive, espagnole et danoise du Dictionnaire des Khazars se terminent ainsi : "Puis, lorsque le lecteur est revenu, tout le processus a été inversé, et Tibbon a corrigé la traduction sur la base des impressions qu'il avait tirées de cette lecture". La version serbe imprimée en alphabet latin, la version suédoise publiée chez Nordsteds, la version hollandaise, tchèque et allemande se terminent par la phrase : "Ce regard a écrit le nom de Koen dans l'air, a allumé la mèche, et a éclairé son chemin jusqu'à la maison". La version hongroise du Dictionnaire des Khazars se termine par la phrase : "Il voulait simplement attirer votre attention sur votre nature". Les versions italienne et catalane se terminent ainsi : "En effet, le pot des Khazars sert encore aujourd'hui, bien qu'il ait cessé d'exister depuis longtemps". La version japonaise, publiée par "Tokyo Zogen Sha", se termine par la phrase : "La jeune fille avait donné naissance à une fille rapide et vive - sa mort ; dans cette mort, sa beauté avait été divisée entre le petit-lait et le lait caillé, et au fond, une bouche gardait la racine des roseaux". Dans la version masculine du Dictionnaire, je suggère quelque chose que nous pourrions imaginer comme une nature masculine - une vision verticale d'un arbre dont le sommet tend vers le ciel et dont les racines touchent l'enfer. Ainsi, dans cette version, l'héroïne est prête à tirer. Dans la version féminine, je suggère une telle vision de deux doigts, masculin et féminin, et une vision qui tend vers l'avenir de l'humanité.
Mon deuxième roman, Paysage peint au thé (comparable aux mots croisés) met en avant les portraits des personnages du livre si on le lit verticalement. Si les mêmes chapitres sont lus horizontalement (de la "manière classique"), ils mettent en avant l'intrigue du roman et son développement. Discutons également du début et de la fin du roman dans ce cas. Tout d'abord, ce roman se termine d'une manière s'il est lu par une lectrice, et d'une autre manière si le lecteur est un homme. Bien sûr, les débuts et les fins de ce roman diffèrent également selon que le roman est lu verticalement ou horizontalement. Paysage peint au thé, s'il est lu horizontalement, commence par : "Aucune gifle non délivrée ne devrait jamais être emportée dans la tombe". Pour ceux qui souhaitent lire de la même manière - en travers, ce roman se termine par la phrase : "Le lecteur ne sera pas assez bête pour ne pas se souvenir de ce qui est arrivé à Atanasije Svilar, dont le nom, pendant un certain temps, était Razin". Paysage peint au thé, s'il est lu verticalement, commence par la phrase : "En préparant ce témoignage pour notre ami, camarade de classe et bienfaiteur, l'architecte Atanas Fyodorovich Razin, alias Atanas Svilar, qui a inscrit son nom avec sa langue sur le dos des plus belles femmes de notre génération..." De la même manière, ce roman se termine par la phrase : "Je suis entré dans l'église". Après le roman-dictionnaire et le roman-mots croisés, j'ai de nouveau tenté de transformer le roman en un art réversible. C'est L'Envers du vent. Un klepsydra-roman. Il a deux premières pages et il est préférable de le lire une fois et demie, comme l'a dit un jour le célèbre archéologue, Dragoslav Srejovic. La fin est au milieu, où les amoureux de ce conte mythique, Hero et Leander, se rencontrent. Si vous commencez à lire du côté de Leander, le début du roman sera : "Tous les avenirs ont une grande vertu : ils ne ressemblent jamais à ce que vous attendiez", et il se terminera ainsi : "Le fleuve était déjà à sec, et le mince filet d'eau s'est brisé contre les murs de l'abîme, comme une corde tendue qui s'est rompue". Si vous commencez à lire du côté de Hero, le début du roman sera : "Le texte suivant a été copié du journal de Hero, qui, après la mort de Leander, s'est enfuie du temple d'Aphrodite à Sestos, sur le Hellespont, et a trouvé refuge dans le temple d'Apollon à Daphne, près d'Antioche, où elle a vécu ses derniers jours", et il se terminera ainsi : "C'est parce que je sais que Leander existe, qu'il m'aime et qu'il vient à moi".
C'était la même année que les deux versions du Dictionnaire des Khazars, masculine et féminine, ainsi que l'édition des Sertum, ont été publiées simultanément. Sertum est le premier livre d'un cycle, alors que le Dictionnaire des Khazars est le dernier. Ainsi, ces trois romans sont en réalité un roman. Mais dans quel ordre ces romans doivent-ils être lus ? Il serait préférable de commencer par le dernier. Je n'ai pas envie de donner des conseils aux lecteurs. Je voudrais simplement leur montrer comment ils pourraient trouver leur propre chemin dans l'obscurité de la forêt. Je veux que chaque lecteur soit un promeneur solitaire. C'est pourquoi je leur dis que ce n'est pas le chemin que j'ai décrit qui compte, mais le chemin qu'ils choisissent. Certains prennent un raccourci, d'autres prennent le chemin le plus long, et il y en a qui préfèrent tourner en rond sur place. Mais chacun d'entre eux a le droit de se perdre dans la forêt. En fin de compte, je crois que tout écrivain devrait être un guide pour les lecteurs et les égarer à la fois. Une telle promenade à travers le bois est plus proche de la réalité que celle qui est basée sur des guides et des cartes. Il est essentiel que chaque promeneur solitaire se perde, car c'est le seul moyen de trouver son propre chemin. Aucun écrivain ne devrait montrer le chemin à ses lecteurs. Il ne devrait que les perdre. Il est temps de s'égarer. C'est la seule façon de sortir de la forêt.