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LES BIBLIOTHEQUES PERSONNELLES :
ORDRE & CLASSEMENT

Le classement des livres est une discipline - le terme est à dessein - au-delà du métier même de bibliothécaire, qui peut être exercée chez soi sans aucun souci (ni naturellement de diplôme), à tout moment, et avec toute la créativité possible à la condition naturellement d'aboutir à une finalité de classement que l'on s'est donnée, et pour laquelle, il est fort à parier, que ce classement changera, relativement souvent même ; les livres entre eux ont une vie, une mobilité ordinale. Une bibliothèque comme le disait Alberto Manguel est une sorte d'autobiographie. Dans un monde de livres, on trouve globalement deux formes d'organisation chez les heureux possesseurs d'une bibliothèque bien fournie, quel que soit le temps à y passer. La première forme, classique, c'est qu'une bibliothèque bien fournie n'est pas uniquement des rangeées de livres, alignés ou non. Mais secondement, cela peut être le désordre total, des livres partout, dans tous les sens, peu ou pas rangés, à tel point que wc, salle de bains, placards, ... peuvent en être pourvus, de toutes sortes. Y aurait-il aussi un coin des livres "punis", ceux pour lesquels on a moins envie de garder, ou de cacher, qui ne correspondent plus tout à fait aux goûts que l'on a, et qui mobilisent de la place, oserions-nous dire "inutilement". Ce désordre apparent est un monde de livres dans un classement entropique : l'absence de classement donne un certain charme à un ensemble a priori désordonné. Dans la majorité des cas, sans que cela soit nécessairement "mieux", la seconde forme d'organisation qui prédomine réside dans les bibliothèques en tant que telles, agencées, rayonnées, assemblées en un classement réfléchi.

Peut-être, à l'instar des librairies, voulons-nous habiller nos livres d'une cohérence entre eux pour former des rayonnages dédiés, des livres de poésie, de sciences, de littérature... avec des sous-catégories que l'on essaye d'organiser : la poésie française, italienne, allemande, espagnole, etc. Mais que faire quand l'on veut disposer les rayons par collection qui comprennent, dans un même habillage, des livres de différentes catégories ? L'attrait visuel d'une bibliothèque quand des "que sais-je" sont ensemble, ou des "Pleiade", "Poésie Gallimard", ou la célèbre "Collection Blanche" prévaut souvent sur le classement ordinal lui-même. Alors se pose la question : concilier l'attrait visuel, le classement par thème, catégories, époques,par ordre alphabétique d'auteurs et parfois des considérations "techniques" : les livres sont trop hauts par rapport à telle hauteur de rayonnage. La discipline de classement est telle que les librairies, même entre elles et les bibliothèques, universitaires, publiques, ... sont organisées différemment alors même que le fond est identique par nature.

Comment par exemple organiser le rayon art (le plus compliqué à notre sens) ? une grande diversité de sujets, de format, d'artistes, d'époques... Il y a des monographies, des livres d'illustration, des études, commentaires. L'unité n'est pas si facile. Un second exemple : la poésie. Faut-il organiser par collection, par auteur, par domaine, ou une combinaison qui pourrait ne plus donner de cohérence aux collections, ou introduire une rupture dans l'ordre alphabétique, ou mixer les domaines si l'on choisit les deux premiers classements, en sachant que les auteurs poètes font aussi de la littérature en prose sous forme de romans, récits, lettres, ... Quid aussi des auteurs traduits : un rayonnage à part ? Pas simple et pas de vérité en soi. En sciences, littérature, théatre... ces contraintes imbriquées sont les mêmes. Un auteur écrit-il des romans, des pièces de théatre ou de la poésie, que faut-il faire ? Garder la cohérence de l'auteur ou des catégories ? C'est un choix personnel... il n'y a pas de standard ou de meilleure façon de faire. Nous sommes dans une bibliothèque personnelle, qui a une vie, sur laquelle on porte son regard, avec des livres que l'on invite à sortir des rangs pour une recherche, une relecture, un partage, même un contact tactile...

Alors souvent, pris de contraintes, l'on classe et reclasse ses livres suivant un ordre que l'on souhaite être un bon classement personnel ; les livres bougent de place, changent de compagnons, de voisin, d'altitude ou de longitude. On teste un classement, puis un autre, et ainsi de suite pour arriver à celui qui semble le bon compromis. Le visuel a aussi un rôle important, ainsi que des livres particuliers, rares ou hors norme, ceux auxquels on tient (pas forcément ceux que l'on aurait sur une telle déserte). Quels pourraient être finalement les classements possibles ? Citons les : alphabétique, chronologique, par domaine, par thème, par ordre d'acquisition, par taille, par couleur, aléatoire, par langue, par collection, par intérêt

Et puis la bibliothèque s'agrandit (disons plutôt les livres ou plus souvent les deux à la fois). Alors pour tel nouvel achat, comment le classer, le ranger, l'intégrer ? Un seul livre peutfaire déplacer tout un rayon par le jeu des décalages et des insertions. L'on peut le mettre à l'horizontal temporairement, mais à force... la place manquera. Tout devra alors être décalé, et c'est là que la frénésie du classement reprendra le dessus. Les livres seront de nouveau inviter à voyager, à prendre l'air, à changer de voisins... Un processus qui peut durer toute une vie... d'autant que les goûts changent, évoluent, de nouveaux apparaissent. Nous ne sommes plus très loin de l'univers labyrinthique de Borges et de ses bibliothèques (infinies). C'est donc ainsi qu'une bibliothèque personnelle devient une entité mobile, avec soi, avec le temps, avec de nouveaux venus (et parfois quelques égarés).
Alberto Manguel, dans son livre "la bibliothèque, la nuit" (Editions Acte Sud) présente les bibliothèques sous la même logique que son "histoire de la lecture" (même éditeur), avec un biais personnel et une vraie narration des livres, de ses livres, de ses parcours dans ses bibliothèques, avec une culture universelle impressionnante. Il fut dans son jeune âge lecteur de Borges, devenu aveugle).
Enfin, à l'ère du numérique, où les tablettes de lecture trouvent place de plus en plus dans les foyers, l'ordre n'a plus réellement d'importance puisqu'il est réduit à des catégories que l'on définit, ou par ordre alphabétique, voire de taille de fichiers. Tout cela est assez réducteur sur une discipline manuelle de classement des bibliothèques.