LES LIVRES S'ECRIVENT ET S'EXPLIQUENT
Certains livres ont cette "particularité" qu'ils s'écrivent avec le lecteur, non par jeu ou fantaisie pure, mais parce que l'écrivain, l'auteur a voulu que son oeuvre littéraire soit à plusieurs niveaux de lecture. Commençons une oeuvre unique en son genre, ou plutôt celles du poète Francis Ponge, dont "Comment un figue de paroles et pourquoi" (Gallimard) et "La fabrique du pré" (Skira). Ces deux livres sont l'écriture même du livre. L'écrivain y trace son idée, mais surtout ses corrections, modifications, essais, ajouts, retraits, précisions, mises en forme, ... Celui qui ne lirait que les poèmes finalisés passerait à côté de toute la création des textes eux-mêmes qui s'étale(nt) sur deux cents pages pour le premier titre évoqué ci-dessus, et une centaine sur le second. Etonnamment, la lecture presque répétitive de chaque poème qui se forme n'est pas lassante car les étapes se forment, on comprend l'importance du mot changé, de cette volonté persistante de progresser.Le livre de Raymond Roussel, "comment j'ai écrit certains de mes livres" (Ed. JJ Pauvert) est un autre exemple où l'écrivain explique comment il a rédigé une oeuvre qui lui a pris une vingtaine d'années. Là aussi, le texte lu sans en connaître les fondements créateurs ne serait pas une lecture suffisante pour être appréciée à sa pleine et entière valeur.
Nous pensons également à un écrivain plus récent, Joël Dicker, avec son livre de 850 pages (ed. Poche chez de Fallois), "La vérité sur l'affaire Harry Quebert". Sur fond d'une histoire policière haletante et à rebondissements, les chapitres s'enchainent par des explications du premier personnage au second, les deux étant écrivains... dont le second a été atteint par le syndrome de la page blanche après un premier succès. Le premier donne des conseils au second dans un livre qui s'écrit en même temps que l'histoire s'y déroule.
Nous voudrions aussi présenter l'oeuvre unique de Jacques Roubaud (au Seuil) qui s'étale en de nombreux livres (Grand Incendie de Londres, Pluralité des mondes de Lewis, la bibliothèque de Warburg...), comme l'histoire d'une vie littéraire, où l'écriture exprime simultanément les textes et la vie de l'écrivain. Il ne faut pas y voir ici des jeux littéraires divertissants, mais bien l'expression des possibilités littéraires avec l'univers de la poésie, des mathématiques et des cultures autres que la nôtre. Jacques Roubaud a également écrit d'autres livres (la Belle Hortense notamment) où là aussi le chiffre est indissociable de la lettre. Dans son livre "Le grand incendie de Londres", il écrit : "Je vivais dans un système de règles. Les règles de l’écriture poétique, les règles de la démonstration mathématique, les règles de la vie constituaient trois systèmes qui se ressemblaient pour moi, qui avaient des chemins parallèles. Chaque règle, chaque acte selon les règles, était pensé comme préparatoire".
De manière plus large, certains écrivains ont écrit leur travail d'écriture ou d'explications dans le livre lui-même ou en dehors du livre : la création littéraire d'Henry James, Apostille au 'Nom de la rose' d'Umberto Eco, le "journal des faux-monnayeurs" d'André Gide, d'Edgar Allan Poe : 'genèse d'un poème' sur l'écriture du texte 'le corbeau', rédigé de façon à ne rien laisser au hasard. Mais aussi l'introduction de Raymond Queneau à son livre '100 000 milliards de poèmes' où il explique la combinatoire des sonnets arrivant à ce chiffre hors norme de 100 000 milliards pour un livre de 10 pages. Mais cela pour lequel il faut y voir l'un des plus grands talents est le manuscrit qui a conduit à l'écriture de "La vie mode d'emploi" de Georges Perec. Par des jeux autour des carrés latins, de la marche du cavalier du jeu d'échecs, il décrit la vie dans un immeuble de personnages, dont les contraintes de déplacement et d'actions sont formalisées par des règles d'ordre mathématique. Le manuscrit contient toutes les bases architecturales de l'oeuvre avec des dessins, croquis, ratures, tableaux, schémas.... Jamais a-t-on eu un tel scénario préparatoire à la création d'un livre.
Certains lecteurs curieux et attentifs verront aussi dans l'oeuvre de José Saramago de courtes digressions sur le lien entre auteur et lecteur, le livre s'écrivant au fil de l'eau, l'exigence étant vue par lui du point de vue du lecteur.
Une bonne lecture également, 'Soixante-neuf tiroirs' du serbe Goran Petrovic, où il est question de l'imbrication des lecteurs et du livre dans la narration même. Ce n'est pas ici un livre technique ou alambiqué mais bien un roman passionnant savamment construit et lisible.
Ces quelques exemples de livres sont là pour rappeler si besoin était que ces auteurs (et surement d'autres... mais pas tous), même s'ils publient pour que leurs livres soient vendus, sont aussi et d'abord des personnes qui vivent avec leur oeuvre indissociable d'eux mêmes. Les livres n'existent que parce qu'il y a cette relation intime, symbiotique, nécessaire, entre eux et le monde des livres (ou de l'écriture).